Sera-t-il bon cette fois-ci ? La question revient chaque année. Et la réponse aussi : il a un goût de banane. Au-delà de cette rapide appréciation, les réfractaires continuent de le bouder et les adeptes la tradition, de le trouver à tout le moins sympathique. Eh bien, sachez que le cru 2006 sera très bon. Un mois de juillet particulièrement chaud a permis au raisin de mûrir confortablement. Le froid et la pluie du mois d'août sont venus stopper son évolution. Le superbe mois de septembre a rattrapé le retard de croissance pris par les belles grappes de gamay. Et au final, le vin est réussi, peut-être même meilleur que le 2005, avec des arômes de fruits et de fleurs. Comme le souligne le vice-président de l'interprofession, Dominique Piron : «Le beaujolais nouveau de cette année correspond parfaitement à ce qu'on attend de ce vin : du plaisir, de la rondeur et de la convivialité.»
Parfait. Mais alors, pourquoi tord-on si volontiers du nez à l'évocation de son arrivée ? Que lui reproche-t-on au fond ? D'abord, d'être un vin de comptoir. Et qui plus est, un vin de comptoir mondial : car la (récente) tradition veut que, chaque troisième jeudi de novembre, tous les consommateurs de la planète boivent les premières gorgées du beaujolais nouveau. Jeudi dernier, 12 millions de bouteilles sur une production totale estimée entre 55 et 60 millions se sont ainsi envolées vers le Japon, très attaché à la fête. C'est là son problème. L'histoire rappelle d'ailleurs qu'à Lyon, le beaujolais (dont le cépage est le gamay) était le vin des cochers, quand «les maîtres» buvaient du pinot.
Vin de l'année, le beaujolais nouveau existe en tant que tel depuis cinquante-cinq ans. Légalement, les vins d'AOC peuvent être vendus après le 15 décembre qui suit la récolte. Mais un amendement, voté en 1951, permet à certains vins d'être mis sur le marché un mois plus tôt, soit à partir du 15 novembre. Les cafetiers affichent alors en vitrine leur célèbre «le beaujolais nouveau est arrivé», inspiré, selon l'historien Gilbert Garrier, auteur d'un livre sur le sujet (éditions Larousse), du slogan placardé au lendemain de la guerre par les commerçants, pour prévenir leurs clients que «la margarine et le savon sont arrivés».
Déjà au temps de Rome
Pour autant, personne n'a inventé le beaujolais nouveau. La célébration du vin nouveau, la course à celui qui le mettrait en vente le premier existaient déjà du temps de l'Empire romain. Pour être sûrs de n'être pas distancés par un confrère, certains cafetiers de Rome achetaient même des moûts en cours de fermentation et laissaient celle-ci se terminer dans leur cave. On ne pouvait trouver de vin plus nouveau.
D'une manière générale, on n'a pas su conserver correctement le vin avant le XVIIe siècle. Auparavant, on le buvait dès que sa fermentation alcoolique était terminée. Il restait stable jusqu'à Pâques parce qu'il faisait froid. Ensuite, avec le printemps, les fermentations pouvaient redémarrer. Souvent, c'était la fermentation malolactique (en fait une dégradation des acides) qui donnait des goûts bizarres, mais ce phénomène n'avait pas été identifié. Puis le vin se gâtait lentement dans les tonneaux. De petites «fleurs» blanches apparaissaient à sa surface et il devenait vinaigre. On le buvait encore largement coupé d'eau à l'heure des premiers foins, dès juin, avant que vienne le temps des moissons, puis celui des vendanges. Très attendu, ce vin nouveau permettait au vigneron de régler ses dettes accumulées tout au long de l'année. Dans les périodes de disette, voire de famine, sa vente sauvait le vigneron pour une année encore. Et occasionnait une joyeuse fête. Au fil du temps, la vie du beaujolais nouveau s'est raccourcie comme peau de chagrin. Il n'y a pas si longtemps, il se buvait jusqu'à Noël, puis le délai a été ramené à la fin novembre. Celui qui sera servi jeudi prochain n'attirera guère les amateurs qu'une huitaine de jours.